Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le procès et la mort de Palamède

 

Le procès, le jugement et la mort de Palamède clôturaient  les Chants cypriens, de Stasinos de Chypre, précédant ainsi les événements de l’Iliade. Mais d’autres auteurs, dont Virgile, situaient la mort de Palamède, juste avant la construction du cheval de bois par Epéios, choix judicieux, si l’on considère le rôle important que joue Ulysse dans ces deux épisodes.

Ulysse devait profiter de l’influence qu’il exerce désormais sur Agamemnon, et aussi de la disparition d’Achille et d’Ajax, pour se venger de Palamède contre lequel il a gardé une rancune funeste. Ceci remonte au fameux jour où Palamède déjoua la ruse d’Ulysse qui se faisait passer pour fou afin d’échapper à la guerre de Troie. Ainsi, Ulysse dit à Agamemnon :

« - Divin Atride, je tenais à t’en avertir : cette nuit, durant mon sommeil, les dieux sont venus m’inspirer. En effet une effroyable trahison se prépare, c’est pourquoi ils te conseillent de faire lever le camp pendant toute une journée et une nuit entière. C’est, m’ont-ils assurés, le seul moyen qui me permettra de prendre au piège les coupables. »

Tel fut le plan qu’il venait d’imaginer ; et, trop content de le satisfaire, l’Atride se contenta de lui répondre :

« - Qu’il en soit ainsi, divin Ulysse. Je vais m’empresser de suivre ton conseil et contraindre notre armée à partir en manœuvre. Un peu d’exercice fera le plus grand bien à nos soldats. »

Une heure plus tard, sur l’ordre d’Agamemnon, toute l’armée déserta le camp. Ulysse libéra un prisonnier, Syléas, un Troyen qu’il avait capturé alors qu’il portait, de la part de Priam, de l’or destiné à Sarpédon en récompense de ses brillants exploits, afin de s’assurer sa fidélité. Sarpédon ne reçut jamais cet or, mais bien qu’habitué à être rémunéré en tant que mercenaire, il respecta sa parole donnée à Hector de l’aider à combattre jusqu’au bout les envahisseurs achéens. Alors, Ulysse s’adressa ainsi au prisonnier :

« - Troyen, te souviens-tu de ce jour où le mauvais sort te fit tomber entre mes mains ? Aujourd’hui, sache-le, je t’offre une occasion unique de recouvrer la liberté. Il te suffit pour cela d’écrire de ta main en caractères phrygiens le message que je vais te dicter. Puis, si vraiment tu tiens à cette liberté que je te promets, tu porteras au roi Priam un autre message, celui que je te donnerai. »

Et Diomède d’ajouter à l’adresse du prisonnier :

« - Je te conseille d’accepter car, sache-le, tu n’as pas d’autre choix ! Ou tu consens à nous servir avec dévotion ou bien je te tue ! C’est à toi de décider. »

Et Syléas alors :

« - Je préfère vivre et me soumettre à vos lois. »

Alors Ulysse lui tendit un rouleau de papyrus et un roseau bien taillé, trempé dans du noir d’aniline, avant de lui dire :

« - Troyen, écris ceci : Cher Palamède, le roi Priam te sait gré de tes loyaux services et te rappelle ton engagement de livrer aux Troyens le camp achéen dès la nuit prochaine. Ainsi tu recevras autant d’or que tu en as déjà reçu et enterré dans ta demeure. En outre, si tu t’acquittes de ce que tu as convenu avec Télèphe, tu épouseras Cassandre ainsi que Pâris te l’a promis. »

Et le prisonnier s’empressa d’obéir : sur le papyrus, à l’aide du roseau bien taillé, trempé de noir d’aniline, il écrivit ce fallacieux message. Lorsqu’il eut fini, il le tendit à Ulysse, qui le relut et, satisfait, l’enferma dans sa tunique d’où il sortit un autre papyrus sur lequel il avait écrit : « Palamède te remercie et t’assure que tout sera accompli comme il te l’a promis. »

C’est ce second message qu’il confia au Troyen en lui disant :

« -Voici le message que tu devras porter au roi Priam quand je t’en donnerai l’ordre. »

Le Troyen le prit, l’enferma dans son chiton et attendit assis patiemment sur un banc de chêne vierge sur lequel Diomède se chargea de le ligoter solidement.

Déjà le soir tombait. Alors, selon ce qui avait été convenu, Diomède alla se poster en embuscade à la sortir du camp. De son côté, Ulysse se munit de l’or phrygien, l’or de Priam naguère arraché à Syléas, le Troyen, et il courut jusqu’à la tente de Palamède, qui lui servait d’atelier. Après s’être assuré qu’elle était vide, Ulysse y entra et, sous le lit du roi d’Eubée, enterra le sac d’or. C’est à ce moment qu’il découvrit, sur la table de travail de Palamède… le plan du cheval de Troie ! Sans hésiter une seconde, il le détacha de son support, le roula et l’emporta avec lui jusqu’à sa propre demeure où il l’enferma dans un coffre. Puis il jugea qu’il était temps de libérer son prisonnier. Il alla jusqu’à lui, trancha avec son couteau la corde qui le retenait et lui dit :

« - Va ! il est temps maintenant de porter ton message au roi Priam, ainsi que tu t’y es engagé. »

Alors, vers la porte du camp, le Troyen courut aussi vite qu’il le put. Mais, l’ayant reconnu, de son repaire, Diomède bondit sur lui et lui planta dans le cœur un couteau étincelant d’or et d’argent. Le Troyen poussa un cri rauque et tomba sur le dos, foudroyé sur le coup. Ulysse arriva peu après pour constater sa mort et s’assurer qu’il avait bien sur lui le message prétendument adressé au roi Priam. Alors, il retrouva Diomède avec lequel il se mit en route. Un peu plus tard, ils rejoignirent Agamemnon, Idoménée et Calchas, auxquels Ulysse dévoila son plan que chacun approuva. Et puis les cinq conspirateurs ensemble prêtèrent serment.

Dès que Palamède fit son entrée, des regards étranges, inquiets, parfois hostiles (ceux des chefs achéens) accueillaient son retour et sa marche silencieuse et sinistre jusqu’au camp des Abantes. Parmi ceux-là, un homme courait affolé au-devant de Palamède ; c’était Œax, son propre frère, qui lui cria aussitôt :

« - Palamède ! pourquoi es-tu revenu ? C’est grande folie de ta part ! Ici tous les rois désormais te haïssent et tu cours un grand danger. Crois-en les dieux qui m’inspirent. Ils t’invitent à la fuite. Pour toi point d’autre chance de salut. »

Mais Palamède lui répondit :

« - Je ne redoute rien, pas même la mort puisque je ne la connais pas. Or je me sens l’âme pure et n’ai rien à me reprocher. »

Là-dessus, il descend de cheval et entre dans sa tente. Tout grelottant de peur, Œax le suivit. Une cohorte de soldats abantes, vivement inquiets, les rejoignit aussitôt. Les yeux affolés, la bouche haletante, ils s’adressèrent ainsi à leur seigneur et maître :

« - Divin Palamède ! des guerriers mycéniens viennent t’arrêter. Ulysse et Diomède sont avec eux ! Que devons-nous faire ? »

Et Palamède, en toute sérénité :

« - Rassurez-vous, mes amis, reprenez courage, je suis prêt à les recevoir. Surtout, gardez-vous bien d’intervenir. Je ne veux pas de heurt jusqu’à l’heure de mon procès. »

Alors Ulysse fit son entrée pour annoncer à son ennemi de toujours :

« -  Palamède ! nous avons ordre de t’arrêter ! »

Et Palamède :

« - Je m’attendais à ta venue. Pour me mettre aux arrêts, Agamemnon ne pouvait rêver meilleur officier que toi. »

Diomède maintenant donnait ses ordres aux soldats de Mycènes :

« Saisissez-vous de ce renégat, qui a trahi la Grèce et renié son serment sacré ! »

Les Mycéniens obéirent, se saisirent de Palamède, d’autant plus facilement qu’il se laissa faire docilement. Seul Œax tenta d’intervenir en faveur de son frère. Mais celui-ci l’invita à garder son calme. Alors Ulysse se fit un plaisir d’annoncer à son ennemi :

« - Tu vas être jugé en cour martiale par un tribunal militaire. »

Et Palamède de demander :

« - Quel chef d’accusation a-t-on retenu contre moi ? »

Alors Ulysse :

« - Je puis t’assurer que les délits ne manquent pas. Rien ne peut plus t’écarter du châtiment que tu mérites ! Pour sûr, nous avons veillé à cela. »

Et Palamède fut entraîné vers un tribunal où siégeaient déjà les trois archontes chargés de le juger, Agamemnon, Idoménée et Calchas. Alors l’Atride Agamemnon l’accueillit ainsi :

« - Palamède ! te voici en face de tes juges que le sort a désignés. Si tu veux plaider ta cause, tu devras d’abord jurer devant Zeus, le Cronide tout-puissant, de ne dire que la vérité sans rien omettre. »

Mais Palamède éclate de rire et les raille ainsi :

« - Trois juges désignés par le sort !... et comme par hasard tu en fais parti, toi qui m’invites à ne pas mentir, alors que tu ne règnes que le mensonge à la bouche ? Et à tes côtés je vois l’ambitieux Idoménée, qui rêve de te détrôner, après s’être d’abord débarrassé de moi de peur que je le devance ! Quant à ce brave Calchas, n’a-t-il pas de bonnes raisons de trembler pour son rôle de devin officiel face à ma science qui trop souvent prend la sienne en défaut ? Et n’est-ce pas le comble de l’ironie que de pousser ce renégat à m’accuser de trahison ? »

A ces mots, tous les soldats à leur tour éclatèrent de rire. Agamemnon se fâcha et intervint ainsi : « -Palamède ! tu fais offense à tes juges ! Et si tu persistes à les insulter de la sorte, nous te condamnerons à la peine capitale sans même écouter ton plaidoyer. »

Idoménée à ce moment prit la parole et dit à l’accusé :

« - Palamède, en la personne de Nestor nous te proposons un avocat qui assurera ta défense. »

Mais Palamède :

« - Non ! Nestor est un habile orateur, mais, si habile soit-il, je me dispenserai de ses services. Je n’ai point besoin d’avocat. Mon propre plaidoyer suffira à ma défense, bien que je n’aie guère eu le temps de préparer un logographe. »

 Alors Idoménée :

« - A ton aise, mais il te faut savoir que contre toi se dressera en sycophante Ulysse, le plus terrible de tes accusateurs. En eisagogeis, Agamemnon interviendra à chaque introduction. Calchas tiendra le rôle de greffier. Talthybios sera le héraut chargé de proclamer le résultat du vote. Ménesthée d’Athènes, Thoas de Calydon, Ménélas de Sparte et Mérion de Cnôssos seront tes jurés amenés à se pronconcer ainsi que l’Atride, Calchas et moi-même, Idoménée, président de ce tribunal en vertu de mon âge supérieur à celui du roi des rois, et en tant que petit-fils de Minos, le premier des juges aux enfers à qui nous devons le code des lois civiques que chacun de nous se doit de respecter, de ne jamais transgresser sous peine d’être soumis au châtiment prévu à cet effet.

Une clepsydre, cette horloge à eau, (il la montre), mesurera le temps des paroles de chacun des plaideurs. Pour le vote, deux urnes ont été placées sur la table du tribunal. (Il les montre également). Un pséphos, simple caillou, sera déposé par les juges dans l’une ou l’autre de ces urnes, selon que tu seras jugé coupable ou acquitté. La simple majorité étant requise. »

A l’heure convenue, les débats commencèrent. Aussitôt, Agamemnon demanda à Palamède : « - Pourquoi n’étais-tu pas avec les troupes en manœuvres sur le mont Temnos, ainsi que je l’avais ordonné, et où te trouvais-tu alors ? »

Il y eut ici un bruit de confusion, le héraut Odios vint parler à l’oreille de l’Atride, qui enchaîna : « - Est-ce vrai ce qu’on me rapporte ? Aurais-tu passé la nuit avec… une certaine Cassandre, fille de Priam et sœur d’Hector ? »

Et Palamède de répondre :

« - Quand bien même ce serait vrai, y a-t-il une loi qui interdit aux hommes de répondre à l’invitation d’une noble dame quand elle vous ouvre son cœur ? »

Alors, sur l’ordre d’Idoménée, président du tribunal, Palamède fut conduit par deux soldats au banc des accusés et sommé de s’asseoir. Ensuite, Idoménée demanda le premier témoin, en l’occurrence Diomède, qui arriva à la barre plein d’arrogance à la bouche et la haine au cœur. En reconnaissant dans ce premier témoin le fils de Tydée, Palamède s’exclama : « - Tiens ! revoilà Diomède, le meilleur ami d’Ulysse, pour moi le pire ennemi… après l’autre ! »

Mais Agamemnon :

« - Silence, Palamède ! Quant à toi, Diomède, dis-nous ce que tu sais ? »

Alors Diomède :

« - Je puis vous révéler un fait dont j’ai été témoin. Naguère, quand nous étions partis ensemble en ambassade à Troie pour y réclamer pacifiquement Hélène, Palamède, mon compagnon d’alors, je puis l’affirmer, a tenu des propos compromettants devant nos ennemis. » « -Quels genres de propos ? » s’inquiéta Agamemnon. Et Diomède reprend :

« - C’est au sujet de Ménélas. Palamède disait que ton frère n’avait pas su garder Hélène, qu’il n’était pas digne d’elle et, en un mot, que Pâris-Alexandre avait bien fait de l’enlever. »

Alors Palamède :

« - Je ne vois pas ce qu’il y a de compromettant dans ces propos, d’autant qu’alors nous n’étions pas encore en guerre avec les Troyens et nous faisions tout pour rester en paix. Hélène n’était pas même arrivée à Troie et Priam lui-même ne savait rien d’elle. »

A ce moment, parmi l’assistance, le vieux Nestor leva la main pour réclamer la parole. Mais Agamemnon intervient ainsi :

« - Silence, Palamède ! tu parleras quand on t’interrogera. (Puis au roi de Pylos) : Veux-tu intervenir, noble Nestor ? Tu avais, il est vrai, choisi de défendre l’accusé. »

Nestor alors se lève et déclare :

« - Je propose que ce témoignage de Diomède soit rejeté. Il n’a pas sa place dans ce débat et ne met pas en cause la réputation de l’accusé. »

Et Idoménée alors :

« - Entendu et approuvé, divin Nestor. Si Diomède n’a plus rien à déclarer, nous entendrons le second témoin. »

Mais Diomède aussitôt renchérit pour entrer dans le vif du sujet et lancer son trait mortel :

« - Ce n’est pas tout. Je n’ai pas fini, tant s’en faut ! Car je dois vous révéler ce qu’il m’a été permis de voir alors que je revenais d’une longue mission. Je puis affirmer avoir vu un Phrygien, un ennemi, sortir de la tente de Palamède. Aussitôt, je l’ai suivi à son insu et finalement tué alors qu’il s’apprêtait à franchir les portes du camp déserté. Il était porteur d’un message que voici. »

Il sort de son chiton le fallacieux message qu’il porte à Idoménée. Celui-ci le consulte, puis le tend à Agamemnon. Calchas et les quatre jurés le lisent tour à tour. Puis, à la demande d’Agamemnon, le héraut Talthybios porte le message à Palamède, qui le consulte à son tour. Lorsqu’il l’a lu, Agamemnon lui demande :

« - Peux-tu expliquer à tes juges ce que cela signifie ? A qui adresses-tu ces remerciements et qu’as-tu donc promis ? »

Alors Palamède :

« - De toute évidence, il s’agit d’une mise en scène qui ne peut avoir qu’un auteur : Ulysse ! » Mais Ulysse furieux lui crie : « Oserais-tu m’accuser d’avoir fomenter une machination ? » Et Palamède : « - Je t’accuse d’être un menteur et un diffamateur ! Tout ceci est une manœuvre montée de pures pièces par tes soins pour me perdre et ainsi te venger ! »

Alors Idoménée :

« - Qu’Ulysse réponde lui-même à ces attaques, puisque c’est au tour de l’accusateur d’intervenir à présent. »

Alors Ulysse, reprenant son calme, son sang-froid et feignant la bonhomie, s’avança à la barre et déclara ainsi :

« - D’abord, Achéens qui m’écoutez, et vous en premier, juges de ce tribunal, sachez bien, je l’affirme, qu’aucune querelle personnelle ne m’a jamais opposé à l’accusé. S’il se montre si hostile à mon égard, ce sont ses sentiments de culpabilité qui le poussent. Ainsi toujours a-t-il cherché à me discréditer devant vous, à me surpasser, à me faire de l’ombre. Dans quel but ? C’est ce que je vais maintenant m’efforcer de vous démontrer ; car, croyez-le, je n’ai qu’un souci : faire triompher la justice. Puissent les dieux du Ciel, s’ils m’écoutent, m’aider dans cette voie. Que le droit tire sa force non pas des beaux discours, mais des dispositions que chacun peut avoir pour abhorrer ou concevoir la traîtrise et la cupidité, sachez-le tout d’abord. Et si je présente maintenant l’accusation en usant de rhétorique, c’est uniquement pour obéir à la règle et satisfaire votre audience, car chacun de vous a déjà jugé en son âme et conscience. Ainsi, si la majorité parmi vous protège et défend les imposteurs, les traîtres et les renégats, j’aurai parlé pour rien ; mais si elle les hait, comme je les hais moi-même, cet homme-là recevra le châtiment qu’il mérite avec l’assentiment des dieux.

Lui, tout son espoir de salut repose en son ignominie. Jusqu’alors, avec des moyens odieux, il triomphait de tout, car vous lui faisiez confiance et il s’est bâti une gloire à force de perfidie, de félonie. Il vous faisait croire que son but était le votre, alors que seuls l’appât du gain, la vile cupidité et la soif du pouvoir le guidaient.

Mais il y a plus grave et nous commencerons par cela… »

 

A ce moment-là, Palamède s’exclama : « - Ça sent le fiel tout à coup ! »

« - Silence, accusé ! Ulysse, après t’avoir entendu jurer devant Zeus, le père, de ne dire que la vérité, nous serons prêts à t’entendre à nouveau. » dit Idoménée.

Et Ulysse : « - Je vous sais gré et à mon tour je jure devant Zeus de ne dire que la vérité. »

« - Il a toutes les audaces ! » s’écria Palamède. « - Silence, Palamède ! » lui cria Agamemnon. Et Ulysse reprit ainsi :

« - Je commencerai donc par le début, noble assistance, et d’abord par vous rappelez que Palamède, sur l’ordre de son chef Agamemnon, s’est rendu seul à Troie pour déclarer officiellement la guerre à Priam. Or, ce jour-là, il n’est pas revenu seul ! Bien au contraire, il a ramené avec lui un espion troyen que Calchas a pu identifier. N’est-ce pas, Calchas ? »

Et Calchas d’intervenir :

« - Tout à fait ! Il s’agissait de Darès, un stratège troyen dévoué à Hector. Ulysse et moi l’avions démasqué et avec ton accord, vénéré Atride, nous le soumettions au sort qu’il méritait. » Alors Agamemnon : « - En effet, je me souviens des faits. Qu’as-tu à dire pour ta défense, Palamède ? » Et lui de répondre : « - Ce Troyen m’avait suivi. Il voulait te servir et épouser notre cause, rien d’autre. » Et Agamemnon à l’adresse de Calchas :

« - Greffier, prends notes. »

Guerre de Troie

Et Ulysse : « - Si c’est à moi de poursuivre, nobles archontes, je vous dirai comment Palamède a remis de l’or reçu des mains d’Agamemnon à un devin ennemi de notre nation pour acheter un secret. » Alors l’Atride : « - En effet, cela nous intéresse. »

Et Ulysse :

« - Diomède, fais entrer le devin. »

Le fils de Tydée poussa devant lui Prylis, qu’il avait roué de coups. Les yeux tuméfiés, tout injectés de larmes, Prylis dit à son ancien ami :

« - Hélas, pauvre Palamède, pardonne-moi. Ces brutes m’ont capturé et torturé pour me faire avouer. » Et Palamède résigné : « - C’est sans importance, Prylis. Ce procès est une mascarade montée de toutes pièces comme le reste. »

Mais Idoménée : « - Silence, Palamède ! Quant à toi, étranger, as-tu oui ou non reçu de l’or de la part de l’accusé ? » Alors Prylis : « - Oui, j’en ai reçu. »

Et Agamemnon : « -C’est tout ce que nous voulions savoir. Gardes ! emmenez-le ! »

Alors, parmi l’assistance, Nestor se lève et déclare :

« - Noble fils d’Atrée, tu n’as pas demandé dans quel but Palamède a remis cet or au devin étranger ; et de toute façon cela ne prouve pas qu’il en ait reçu des mains de Priam. »

Mais Agamemnon :

« - Nous en saurons davantage quand nous aurons entendu la suite du discours d’Ulysse. »

Alors Ulysse :

« - Beaucoup parmi vous savent déjà qu’Achille et son ami Palamède, l’un comptant sur sa force, l’autre sur sa vile intelligence, visaient de concert le pouvoir suprême et pour cela avaient formé une association dont le but final était de trahir la Grèce pour obtenir chacun la fille de Priam que leur cœur de scélérat convoitait. »

A ces mots, une violente rumeur secoua l’assemblée, mais les hérauts rétablirent le silence. Et Ulysse reprit ainsi :

« - Pour en savoir plus sur ce crime, je demanderai, si vous me le permettez, juges qui m’écoutez, que le Crétois Dictys vienne à la barre dire ce qu’il sait. »

Alors Idoménée :

« - Requête accordée, Ulysse. Que mon compatriote Dictys vienne à point nommé. »

L’espion crétois se présenta alors au barreau, pour révéler ceci :

« -Etant allé à Troie en mission d’espionnage, je puis ainsi vous confirmer que, pour obtenir la princesse Polyxène et sa sœur Cassandre, toutes deux filles de Priam, Achille et Palamède avaient convenu de livrer à Hector et son armée le camp créto-achéen ; Achille et Hector étant morts, comme vous le savez, Palamède devait confirmer la date, qui correspond à la nuit dernière, qui vient de s’écouler, auprès de Priam, père d’Hector, et de Déiphobe, fils de Priam et frère d’Hector. Ainsi devons-nous notre salut à Ulysse, qui poussa l’Atride à déserter le camp, ce que Calchas pourra attester. »

A nouveau la rumeur s’éleva et gronda. Déjà de part et d’autre on réclamait la mort de Palamède, mais aussi la destruction du temple d’Achille. Idoménée redemanda le silence, que les hérauts eurent grand mal à rétablir. D’abord, il fut rappelé que ce procès était celui de Palamède et non celui d’Achille, qui avait déjà rendu grâce aux dieux de ses hauts-faits comme de ses erreurs. Puis, une fois le calme revenu, les juges redonnèrent la parole à Ulysse, qui enchaîna ainsi :

« - Je voudrais, Achéens, qu’avant que je ne disserte à nouveau sur les crimes de ce traître notoire, vous examiniez du fond de l’âme dans quelle honte et quel déshonneur l’armée a été précipitée par ce scélérat, qui entraînait dans son ignominie un autre criminel plus jeune, mais plus ambitieux encore.

Et pourtant, sachez bien, Achéens, Crétois, juges qui m’écoutez, que je souffre à cette heure de devoir accuser un compatriote, un Grec comme moi, comme j’ai souffert quand vous me pressiez, par le grand Zeus, d’être son accusateur avant que ne commence ce procès. Cependant, j’estimais juste et nécessaire d’obéir à vos désirs afin que triomphe la justice une bonne fois pour toutes.

Maintenant, je voudrais guider dans leurs raisonnements ceux qui vont délibérer au nom de la justice, afin qu’ils punissent le mieux possible ce criminel coupable d’imposture, de détournement de fortune, de cupidité, de corruption, de conspiration et de trahison envers la Grèce et son représentant suprême. S’il en ait parmi vous qui aime encore Palamède pour ses actions passées, je laisse à tous le soin de porter le jugement qui lui convient. Moi-même, pour eux, je n’ajouterai rien, sinon dire qu’ils font preuve de bien peu de sagesse en se confiant à un tel imposteur, qui les a toujours leurrés de ses belles promesses pour mieux s’enrichir à leurs dépens.

Quel honnête homme voudrait sauver un tel individu, quand bien même il serait vraiment l’auteur de toutes les inventions qu’il s’attribue mensongèrement ?

Vous savez quels délits sont retenus contre lui ? Quels crimes à son actif nous avons à lui faire expier ? Qu’on nous fournisse maintenant les preuves de ces actes inouïs et personne, pas même les dieux, ne pourront nous empêcher de le soumettre à la lapidation, châtiment réservé à tous les traîtres de son espèce !

Ainsi sa mort servira d’exemple à tout autre scélérat, qui serait tenté de vouloir l’imiter et réussir là où il a échoué grâce à moi, mais aussi grâce à vous, qui avez su juste à temps m’accorder votre confiance. Or, en vérité je me demande quelle sentence infliger à un criminel de cette envergure, non en vérité même la mort me paraît trop douce, insuffisante, et je n’imagine pas quel supplice serait pour lui assez cruel et méritoire quand je pense que bien des condamnés ont subi la lapidation, qui n’avaient pas sur la conscience le tiers des crimes dont s’est rendu coupable Palamède.

Non vraiment, Achéens, et vous, Crétois, à qui il dérobe vos propres titres, vos propres inventions, votre gloire propre, voudriez-vous encore épargner un tel individu, quand lui-même, vous le savez maintenant, n’hésitait pas à vous livrer aux Troyens, autrement dit à la mort, et tout cela pour une femme, un péché de luxure, le comble de la honte ? Car, en vérité, croyez-moi, l’or de Priam n’était pour lui qu’un prétexte ! De l’or il en avait assez tant il en avait dérobé au prix de ses prétendues inventions.

Et pardonne-moi, Atride, si à présent, au travers de mes paroles, tu te sens visé, blessé, trahi, trompé, humilié, ce n’était pas le but de mon discours. Mais il fallait qu’à toi, comme aux autres, j’ouvre enfin les yeux sur les agissements de ce traître. Or, ces agissements, ces traîtrises : je puis vous les rappeler, que vous les ayez bien à l’esprit.

Cet homme-là, le dit Palamède, fils de Nauplios et d’une mère crétoise, s’est approprié les sages inventions du pays dont sa mère était originaire. Grâce à ces impostures il s’est enrichi de façon ignoble, puis il s’est rendu à Troie, chez nos ennemis, pour y ramener un Troyen, un espion, et faciliter ainsi ses desseins à venir. Ce traître ayant été démasqué et tué, il a choisi de corrompre le plus vaillant d’entre nous, celui qui triomphait par les armes au plus haut point de la gloire et assurait ainsi le renom de la Grèce. L’ayant convaincu qu’il méritait le titre suprême, celui de commandant en chef, il s’est allié à lui pour l’aider dans ce but et partager avec lui le pouvoir absolu. Telle était donc cette conspiration dont failli être victime le roi des rois, qui siège à ce tribunal. Non content de cela, il est allé trouver Hector, notre pire ennemi, a pactisé avec lui, lui a offert de lui livrer l’armée tout entière en échange de sa sœur Cassandre. Que l’on retrouve maintenant l’or que Priam, lui-même, lui offrait pour ce même service et enfin, je pense, serez-vous convaincus de sa culpabilité ! Et s’il en ait encore parmi vous pour pardonner ou excuser les crimes de cet homme en souvenir de ses services rendus à notre armée, qu’il découvre aujourd’hui la vraie raison qui poussait Palamède à agir avec tant de zèle ; n’était-ce pas dans le but de me noircir, de me jeter dans l’ombre, de m’écarter de l’Atride afin qu’il perdît toute la confiance qu’il avait en moi et que l’Atride, m’ayant écarté du cercle de ses amis, il puisse agir en toute légèreté et satisfaire ses ignobles desseins ?

N’ai-je pas dit vrai ? Ne vous ai-je pas suffisamment dévoilé le vrai visage du fils de Nauplios ? Hésiterez-vous encore à le condamner ? N’aurai-je pas droit à ma juste vengeance, moi qui souffrais en silence de la cruauté de cet homme à mon égard, alors que je n’éprouvais pour lui aucune haine, aucune rancune personnelle ? »

Tel fut le discours d’Ulysse, qui souleva bien des tumultes. Disait-il vrai ? Le sage, le bon, le généreux, l’ingénieux Palamède n’était-il en réalité qu’un imposteur, un traître cupide, un criminel assoiffé de pouvoir, un corrupteur sans scrupule, un conspirateur assez vil pour livrer toute une armée à ses ennemis afin de jouir des plaisirs de l’amour ? C’était tout de même difficile à croire. Or, fallait-il le condamner à la mort, à la cruelle lapidation ? Pour cela il manquait encore l’essentiel : une preuve concrète ; et c’est ce que rappela le vieux Nestor, qui déclara ainsi : « - Avant de livrer aux bourreaux le fils de Nauplios, comme nous y invite Ulysse, il nous faudrait au moins une preuve justifiant l’un ou l’autre des crimes dont on l’accuse ! »

Et Idoménée alors :

« - C’est justement parlé, divin Nestor. Pour l’instant nous n’avons pas de preuve, mais il sera encore temps d’en trouver quand nous aurons entendu Palamède plaider sa cause, car la parole maintenant est à l’accusé ! »

Et Palamède enfin se leva pour tenter de défendre sa vie face à la haine des rois dressés contre lui. Telle fut sa plaidoirie :

« - Je voudrais pour commencer répondre à Nestor, qui semblait intéressé d’apprendre que Prylis, fils d’Hermès, devin de Lesbos, m’a vendu un secret qui devait permettre à Agamemnon de s’emparer de Troie à l’aide d’un stratagème. »

« - Toujours l’utopie ! » lança Agamemnon.

« - Toujours ces mensonges ! » ajouta Ulysse.

Mais Palamède reprit :

« - Or, si vous le voulez bien, je commencerai par vous rappeler qui je suis.

Mon père s’appelle Nauplios à qui Nauplie doit son nom et il est le fils d’un dieu puissant, celui qui commande à l’Océan. Ma mère est la propre tante d’Agamemnon et de Ménélas et la cousine du noble Idoménée. Elle est aussi la tante d’Anaxibie, femme de Nestor. Je suis l’aîné d’une famille de trois enfants. Le plus jeune de mes frères est mort en combattant les Troyens. Naguère, mon père confia mon éducation à un sage, l’illustre Chiron, qui devait aussi instruire Asclépios, Héraclès, Jason, Ajax, Achille, pour ne citer que ceux-là !

N’en déplaise à Ulysse, très tôt mon esprit inventif me permit d’adapter en grec l’écriture phénicienne, d’inventer les nombres, les saisons, les unités de pesée et de mesures.

Qu’Ulysse m’accuse de mensonges, les témoins de mon art ne manquent pas ; tous vous diront ou plutôt vous rappelleront à qui vous devez ces remèdes contre l’oubli, car c’est moi et nul autre qui établissais les consonnes, les voyelles, les syllabes, les mots, ainsi ai-je initié les hommes à la connaissance des lettres. Ainsi est-ce grâce à moi que, bien qu’étant absent, le guerrier que vous êtes, après avoir traversé l’onde marine et l’immensité des flots azurés, sait exactement ce qu’il advient de son épouse, de ses enfants, de ses parents, et tout ce qui se fait en sa demeure.

Le vieillard qui se meurt par l’écriture fait savoir à ses fils comment il a conçu de partager ses biens et à l’aide de ce testament l’héritier découvre exactement ce qu’il a droit.

Les querelles, les discordes pourront bien opposer tant de mortels, le code des lois, grâce à l’écriture, les juge et interdit le mensonge ou la duplicité.

Mais c’est assez au sujet des lettres. Maintenant je vous parlerai des nombres et des services qu’ils vous rendent. Ainsi, si jusqu’alors confuse et pareille à celle des animaux était l’existence des hommes, je la réglai par l’invention de ces chiffres ingénieux, qui dénombrent les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années, les siècles.

N’est-ce pas là une découverte imminente entre toutes ? N’est-ce pas grâce à elle que nous comptons la monnaie, les têtes du bétail, les vaisseaux qui composent la flotte et les peltastes qui forment la phalange ? »

Là-dessus, Ulysse se pressa d’intervenir ainsi :

« - Jamais je ne louerai pour sa sagesse celui qui parle bien, mais dont les actes auxquels s’appliquent ses paroles sont ignobles et abjectes !

Agamemnon, tu le vois, tous les hommes trouvent de l’attrait à la richesse, tous sur ce point se ressemblent ! Qu’ils soient doués pour les arts ou incultes en ce domaine, c’est pour s’enrichir qu’ils combattent et le plus riche passe pour le plus sage ! »

Mais Palamède aussitôt reprenait :

« - Des hommes, des guerriers, des chefs d’armée il en naît des milliers, mais des sages il en naîtra un ou deux pour bien des décennies ! »

Ces paroles du fils de Nauplios furent vivement applaudies par ceux des rois et des princes qui comptaient encore parmi ses amis : Néoptolème, fils d’Achille, Nestor, Eumèlos, Philoctète, les Théséides, mais aussi tous les soldats abantes qui l’acclamèrent.

Le silence une fois revenu, Palamède remercia ses partisans et reprit ainsi sa défense :

« - J’adresse ma prière à tous les dieux du Ciel et à toutes les déesses aussi, afin que le dévouement que j’ai consacré de tous temps au service de la Grèce et de son armée me soit payé aujourd’hui de votre bienveillance et de votre amitié à mon égard.

Que les dieux vous éclairent et vous guident dans la façon de me comprendre aux dépens de mon adversaire car il vous a menti. Or, il est écrit sur la tablette des lois qu’il faut écouter les deux partis avec la même attention. Cela n’interdit pas d’avoir son opinion préconçue, mais vous demande d’accorder à chacun des plaideurs le plan de défense de son choix. Or, Ulysse a dû faire forte impression sur vous, Achéens, tant il est habile dans l’art du mensonge et de la délation. Moi-même, après l’avoir entendu, j’en avais oublié jusqu’à mon nom tant il était persuasif. Et pourtant, dans son discours, il n’a pas prononcé un seul mot de vrai, tout son plaidoyer, je vous l’assure, est un tissu de mensonges. Mais ce qui est le plus révoltant pour moi c’est qu’il me reproche mes habiles paroles. Autant me reprocher de dire la vérité, car si je traduis bien sa fourbe pensée, être habile à parler, selon lui, c’est dire la vérité !

Ainsi je suis orateur mais à l’opposé de lui. Alors je le laisserai m’accuser de spéculer sur de fausses inventions afin de m’enrichir. A vous de juger ! Car je ne m’abaisserai pas à démentir ces calomnies qui sautent aux yeux. Elles sont évidentes pour tous et je vous fais confiance. Pour ma part, je me contenterai de dire la vérité. N’attendez pas de moi autre chose, je suis trop ennemi du mensonge. Et pourtant, j’ai sur mon adversaire un grave désavantage, c’est que je ne peux compter que sur votre sympathie.

Lui a tous les pouvoirs : le tribunal, les juges, le chef de ces armées, tous sont de son côté et ont préparé avec lui cette vengeance qu’il nourrissait en son cœur depuis longtemps déjà.

Aussi est-ce bien malgré moi si je vous fais mon apologie sans sur ce point me faire d’illusion. A quoi bon défendre une cause perdue d’avance ? Mais que cela plaise à Zeus, j’obéis à la loi en plaidant ma cause, même si c’est pour moi un second désavantage ; car si l’homme se complaît à écouter les offenses et les délations, il trouve honteux qu’on fasse son propre éloge. Mais puisque je suis réduit à cela, quitte à braver vos humeurs et votre hostilité, je continuerai à parler de moi et de mes inventions sans pudeur et sans honte, car je n’ai pas d’autre choix. Et puis, après tout, à l’heure de ma mort, pourquoi devrais-je craindre d’entendre prononcer de ma bouche devant vous le panégyrique de ma gloire ? Tout ce que je vais dire est vrai. Pourquoi devrais-je en rougir ? Rougir de dire la vérité, ce serait trop absurde.

Or en ait-il parmi vous pour nier ce bienfait, ce réconfort que j’apportais à l’armée en imaginant des jeux pour distraire les soldats désœuvrés en raison des vents contraires qui retenaient notre flotte à Aulis ? Ce sont les dés, les osselets, les dames, qui devaient aider l’armée à surmonter la faim accablante durant la disette dernière.

A toi, Agamemnon, j’appris l’art de disposer les sentinelles, de monter à l’assaut, de diriger le siège d’une ville.

Toi-même, Ménélas, as-tu oublié ce jour de détresse où, découvrant la trahison de ton épouse, tu tentais de mettre fin à tes jours ? Ne vas-tu pas leur dire comment mon intervention te sauva de la mort et de toi-même ?

Et si finalement ces braves soldats, que vous voyez là rassemblés autour de l’agora, ont trouvé de quoi apaiser leur faim et survivre à la famine, n’est-ce pas grâce à moi ? »

A ce moment précis, les soldats tous en cœur s’écrièrent :

« - Si, c’est lui qui nous a sauvés ! C’est lui notre sauveur ! Vive Palamède ! Vive Palamède ! »

Et celui-ci poursuivit :

« - Pardonnez-moi si ma mémoire me fait défaut et si je ne vous présente pas les faits dans un ordre chronologique. Mais il m’est facile de me souvenir de cette blessure de guerre à cause de la douleur que j’en ressens encore à ce jour malgré toutes ces années. Alors que je défendais avec mes frères le patrimoine commun que formait le bétail capturé à l’ennemi, Pâris Alexandre me blessa d’un trait, qui pour moi aurait été mortel si mon ami Achille ne m’avait secouru et sauvé grâce à cette science divine qu’il apprit de Chiron, la médecine des dieux. Enfin, pour ceux qui l’ont oublié, je rappellerai ce jour fameux où Ulysse me prit en haine pour la première fois, bien qu’il ait osé prétendre qu’aucune hostilité ne l’avait jamais aliéné à moi. Alors, il simulait la folie pour ne pas se rendre à Troie et rester bien à l’abri de son île céphallénienne, auprès de Pénélope, son épouse, et de leur fils nouveau-né. Complètement nu, il labourait le sable du rivage avec un attelage composé d’un âne et d’un bœuf, puis il semait du sel. Devinant une ruse, je m’emparais du petit Télémaque, son fils, et je venais le déposer à même le sol, devant le soc de la charrue. Ne pouvant tuer son enfant, Ulysse avoua sa supercherie ; et pour ce service rendu à notre armée, mais pas à moi, je reçus des Atrides une belle récompense. Mais Ulysse lui gardait contre moi une haine si terrible qu’elle rejaillit aujourd’hui et vous pouvez tous en constater les effets maintenant. »

C’est à ce moment-là que la colère d’Ulysse se réveilla et lui inspira ces mots, qu’il cria furieusement :

« - Agamemnon ! juges ! et vous tous, Achéens ! cet homme vous séduit par ses habiles mensonges, car toujours son cœur cupide n’a été attiré que par l’argent. Vous le voyez bien ? Lui-même il l’avoue ! Or sa cupidité l’a conduit à trahir les siens et il est enfin temps pour nous de lui faire payer ses fautes d’hier et son crime d’aujourd’hui. »

Mais il ne parvenait pas cependant à convaincre l’assistance et Idoménée devait inviter Palamède à poursuivre sa défense. Telle fut la suite de son discours :

« - En vérité, Achéens, pour vous convaincre que je ne suis pas coupable des crimes dont Ulysse m’accuse, je crois avoir suffisamment parlé. Mais, je vous l’ai dit, j’ai contre moi de terribles fléaux, qui seront à l’origine de ma mort, car je pense bien être condamné. En effet, bien plus qu’Ulysse, bien plus que Diomède, les calomnies de la jalousie auront eu raison de moi. Avant moi elles en ont tué beaucoup d’autres et en tueront encore après ma mort. Il est peu probable que cet exemple suffise. Le mal me survivra et sévira longtemps encore dans les siècles à venir. Qu’on ne me reproche pas, cependant, d’avoir choisi un parti si dangereux. L’honneur passe avant tout quel que soit le danger.

Ni la mort ni aucun autre péril ne doivent détourner l’homme sage de la voie qu’il s’est tracée et de la vocation dont il se fait fort.

Quoique prétende Ulysse, ce ne sont pas les richesses qui donnent la vertu, non, c’est de la vertu au contraire que proviennent les richesses et tout ce qui enrichit l’âme aussi bien que la Nation. Après m’avoir entendu, vous pouvez bien me condamner sans égard à l’homme de sagesse que je suis, c’est la science que vous assassinerez en vous faisant bien plus de mal à vous qu’à moi. En effet, jamais le méchant ne nuira à l’homme juste. Que l’on me condamne à la mort ou à l’exil, grands malheurs aux yeux de mes adversaires, comme à ceux des témoins, il ait un mal bien plus grand : celui de condamner un innocent ! Et si je parle maintenant, ce n’est plus pour l’amour de moi, c’est pour l’amour de vous, tant je crains que vous n’offensiez les dieux en m’envoyant à la mort.

Or, jusqu’à présent, mes accusateurs, qui pour me perdre ont inventé tous ses griefs avec autant d’impudence, sont impuissants à exposer devant vous une preuve attestant un seul des crimes dont ils m’accablent. Mais ils peuvent bien me condamner sans preuve, après tout, et m’envoyer en exil ou même en Enfer. Qu’ils sachent cependant : l’exil je m’y refuse ; si mes inventions n’intéressent pas mes compatriotes, je ne vois pas pourquoi elles intéresseraient des étrangers ; non je préfère la mort, elle sera pour moi un excellent remède contre la vieillesse. En effet, si j’avais vécu longtemps, quel affront pour moi aurait été la vieillesse, subir sa décrépitude, le déclin de la vue, celui de l’ouïe, de la pénétration de l’esprit, de la facilité d’apprendre et de retenir. Non je me vois mal résigné à ce sort et sombrer dans l’oubli, alors qu’on m’offre une occasion si belle de mourir à l’apogée de ma gloire. »

Ces belles paroles avaient su apaiser la colère d’Ulysse, mais elles éveillaient en lui son impudente perfidie ; ainsi il se permit de proposer au tribunal :

« - Juges, je le constate à présent, il est impossible de lutter contre le mensonge quand il est présenté avec autant d’habileté. Moi-même je m’y perds et finis par douter : Palamède est-il coupable, comme j’en étais jusqu’alors persuadé ? Pour le laver de tous les soupçons, il faudrait perquisitionner chez lui et fouiller sa tente. Si vraiment rien, aucune preuve, aucun indice compromettant ne sont découverts, je vous paierai l’amende et le fils de Nauplios sera justement acquitté. »

Mais Palamède n’était pas dupe ; il s’écria aussitôt :

« - Que l’on fourrage dans ma demeure, je ne saurais m’y opposer puisque je n’ai pas le choix ; mais qu’on m’accorde en échange de visiter celle d’Ulysse, afin d’y retrouver un ouvrage qu’il m’a dérobé, si j’en crois ma conviction. »

Cependant, Idoménée s’opposait à cela en disant :

« - Palamède ! ton état d’arrestation ne t’autorise pas à formuler de telle requête ! »

Agamemnon n’avait plus qu’à agir ou plutôt à ordonner :

« - Soldats de Mycènes ! hérauts dévoués à ma solde, vous irez chez Palamède y rechercher cette preuve que la justice nous réclame. »

Le sort de Palamède ainsi se trouva scellé ; les soldats mycéniens rapportèrent aux juges le sac d’or phrygien qu’Ulysse avait enterré sous le lit de son ennemi. Ce sac fut déposé sur la table du tribunal. Idoménée l’ouvrit et en sortit la lettre prétendument écrite de la main de Priam, qu’il lut à haute voix :

« - Cher Palamède, le roi Priam te sait gré de tes loyaux services et te rappelle ton engagement de livrer aux Troyens le camp achéen dès la nuit prochaine. Ainsi tu recevras autant d’or que tu en as déjà reçu et enterré dans ta demeure. En outre, si tu t’acquittes de ce que tu as convenu avec Télèphe, tu épouseras Cassandre ainsi que Pâris te l’a promis. »

Alors ce fut la consternation parmi l’assistance. Mais Idoménée, nullement dérangé par cette réaction, devait conclure ainsi :

« - Ainsi Palamède est-il coupable et Ulysse a dit vrai. Non seulement nous avons maintenant la preuve de sa trahison, mais nous apprenons, que de concert avec Télèphe, il préparait un autre crime que le perfide Pâris, et non Hector, s’offrait à récompenser en lui donnant Cassandre leur sœur. »

Et il poursuivait ainsi :

« - Juges et jurés, à vous de vous prononcer. »

Tous votèrent la condamnation. Ainsi le héraut Talthybios fut chargé d’annoncer :

« - Palamède est jugé coupable à l’unanimité ! »

Puis les juges délibérèrent entre eux à propos de la sentence. S’étant mis d’accord, Idoménée n’eut plus qu’à rendre cette sentence : Palamède était condamné à mourir lapidé !

Ce qui ne l’empêcha pas de proclamer une dernière fois son innocence en ces termes, que nous rapporta Euripide :

« - Oui, un seul juste triomphe de mille hommes injustes avec les dieux et la justice, car le juste seul gardera parmi les humains comme parmi les dieux une gloire immortelle ! »

Tous ses amis fondaient en larmes. Les voyant ainsi, il leur adressa ces reproches :

« - Eh quoi ! c’est maintenant que vous pleurez ? pourtant depuis longtemps, depuis le jour de ma naissance la nature m’avait déjà condamné à la mort. Si j’étais mort trop tôt, dans l’abus des plaisirs, j’aurais des raisons d’être triste et mes amis aussi ; mais comme je meurs en pleine gloire, sans avoir connu les maux de la vieillesse, vous devriez vous en réjouir, car en vérité c’est un bonheur, une récompense que m’accordent les dieux. »

Sur l’ordre d’Agamemnon, les soldats de l’office devaient conduire Palamède jusqu’à sa prison. Mais celui-ci s’en allait la tête haute, en criant ces mots à ses ennemis :

« - En réalité c’est moi qui porte votre deuil, car c’est la vérité qui me précède au tombeau ! »

Palamède fut lapidé le lendemain dans l’île de Lesbos, non loin de Méthymna. Son père, Nauplios, devait se charger de le venger plus tard, avec l’aide de Poséidon.

La fausse preuve accablante accusant Palamède est dévoilée au grand Jour.

La fausse preuve accablante accusant Palamède est dévoilée au grand Jour.

La condamnation de Palamède.

La condamnation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

La lapidation de Palamède.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :