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ARGUMENT DU CHANT V.

 

Pour terminer les jeux funèbres, Thétis fait placer au milieu des Achéens les armes d'Achille. Description de son bouclier, de son casque, et de sa cuirasse ; la déesse veut que ces armes soient la récompense de celui qui a empêché que les Troyens ne s'emparassent du corps d'Achille. Ajax et Ulysse prétendent à cette récompense. Les princes Achéens, conseillés par Nestor, refusent de prononcer sur le mérite des prétendants. Cette décision est remise à des prisonniers troyens. Discours d'Ajax : réponse d'Ulysse, offensé des reproches d'Ajax. Jugement des prisonniers troyens en faveur d'Ulysse. Désespoir d'Ajax. Athéna le fait tomber en démence. Il exerce sa rage sur des brebis qu'il prend pour les Achéens. Revenu de sa frénésie, il se tue. Douleur de son frère et de son épouse, qu'Agamemnon console. Réflexions d'Ulysse sur cette mort. Nestor conseille aux Achéens de ne point se laisser abattre par la tristesse, mais de s'occuper de la pompe funèbre d'Ajax. On lui dresse un bûcher ; ses cendres sont renfermées dans un vase d'or. Les Achéens se retirent pendant la nuit sur leurs vaisseaux.

CHANT V.

 

 

Pour couronner la pompe des jeux funèbres, Thétis fit placer les armes d'Achille au milieu des Achéens rassemblés. Tous les yeux s'arrêtèrent sur le bouclier (01) qui offrait des prodiges de l'art d’Héphaëstos. Ce Dieu, d'une main savante y avait gravé en traits inimitables, la terre et les plaines liquides, le Ciel et ses vastes régions ; l'haleine des zéphyrs agitait les feuilles des arbres ; les nuages répandaient des ombres ; le soleil, la lune, tous les astres brillaient chacun de sa clarté.

Les oiseaux déployant leurs ailes, se jouaient légèrement dans le vague des airs : ici paraissaient les abîmes profonds de l'Océan, où, après mille détours, venaient se perdre les fleuves, dont les eaux portent partout une heureuse fécondité. Là, régnait une longue chaîne de montagnes, où erraient confusément des lions terribles, des loups ravisseurs, des ours furieux, des léopards et des sangliers qui semblaient aiguiser avec le frémissement de la rage, les défenses redoutables dont leur gueule est armée. Plus loin, des chasseurs précédés de leurs chiens, et armés de pierres ou de flèches, poursuivaient les féroces habitants des forêts. Ailleurs étaient dépeints les combats sanglants et le tumulte affreux des batailles : les hommes et les chevaux étaient pèle mêle égorgés, et le sang qui ruisselait des plaies des guerriers inondait la plaine. On y voyait aussi la pâle frayeur et la crainte glacée : la barbare Enyo étendait son bras avide de carnage. Auprès d'elle les Erinyes vengeresses exhalaient de leur bouche enflammée des tourbillons de feu et la Discorde farouche qui se plaît à tourmenter les hommes, traînait à sa suite la violence et la haine.

Au même lieu, les Moires inexorables, accompagnées de la mort dévorante, cherchaient partout des victimes : à côté de la mort marchait, la guerre homicide, dont les membres dégoûtaient de sueur et de sang. Non loin de là se montraient les hideuses Gorgones, dont les cheveux étaient hérissés de serpents entrelacés qui dardaient en sifflant, leurs langues menaçantes.

La même main qui avait représenté les monstres effrayants et les fléaux qui désolent la terre, s'était plue à dessiner les riantes images de la paix et de la tranquillité. On voyait des cités florissantes où régnait la justice ; des villes peuplées où d'heureux habitants s'exerçaient à différents genres de travaux ; autour d'eux étaient des prés émaillés de fleurs, et des vergers remplis d'arbres et de fruits délicieux. Au sommet d'une montagne escarpée, la vertu avait un trône, d'où elle portait son front serein jusques dans les Cieux. La plupart de ceux qui, pour l'atteindre, s'étaient avancés jusqu'au pied du mont sacré, trouvant un abord épineux, et des sentiers coupés par mille précipices, s'en retournaient épouvantés. Quelques-uns bravaient les périls et franchissaient le passage.

Plus loin, les épis dorés tombaient sous la faucille aiguisée des moissonneurs, qui laissaient derrière eux des gerbes nombreuses. D'autres occupés à recueillir ces dons précieux de Déméter, conduisaient des chariots aux lieux où l'on devait les accumuler. A quelque distance on ouvrait de nouveaux sillons, et sous le soc tranchant, la terre prenait une couleur fraîche et rembrunie. Deux conducteurs placés aux deux côtés du joug, tenant en main l'aiguillon, pressaient la marche tardive des bœufs fatigués. On découvrait aussi des repas champêtres qu'égayait le son des cithares et des hautbois. Les jeunes bergers, d'un pas mesuré, frappaient la terre de concert avec les femmes, qui marquaient la cadence avec encore plus d'expression et de vivacité.

Auprès des danses et des festins, Cypris, les cheveux humides et blanchis d'écume, semblait être sortie tout récemment de l'onde amère ; Eros voltigeait autour d'elle en souriant, ou folâtrait parmi les Charites. Les filles de l'antique Nérée conduisaient avec pompe des palais d'Amphitrite, leur sœur, promise à l'heureux descendant d'Eaque, et les immortels assemblés sur les collines du Pélion, célébraient cet hymen par un banquet magnifique : tout autour étaient des vallons et des champs embellis de fleurs, de tapis de verdure, des herbes tendres et mouillées par les pleurs du matin ; une eau fraîche et limpide jaillissait des fontaines ombragées par des bois touffus.

Les vastes plaines de l'Océan présentaient mille spectacles divers. D'un côté, se voyaient la tempête et ses horreurs ; des vaisseaux emportés dans leur course rapide, ou penchés sur des abîmes entrouverts, voguaient à la merci des vents et des flots. Les vagues mutinées battaient le flanc des navires : les matelots pâles et tremblants pliaient les voiles, ou s'empressaient de fendre les eaux écumeuses sous les avirons agités. D'un autre côté, environné des monstres que Téthys nourrit dans son sein, Poséidon armé de lanières dorées pressait ses coursiers agiles ; les flots en silence s'abaissaient devant son char, et le calme enchaînant les ondes, annonçait la présence du Dieu des mers.

Autour de lui bondissaient les dauphins ; quoique gravés sur une simple lame d'argent, on croyait les voir tressaillir à travers la noire épaisseur des eaux.

Enfin les courants impétueux du perfide élément, régnaient dans la surface entière du cercle qui, formant le contour du bouclier, servait à en appuyer toutes les parties. A ces chefs-d’œuvre et à mille autres merveilles de l'art, on reconnaissait l'industrie du Dieu qui en était l'auteur.

Des beautés non moins dignes d'admiration, ornaient le casque du fils de Pélée ; on y remarquait Zeus en courroux, armé contre les Géants : tous les immortels réunissant leurs efforts combattaient pour leur roi. Le sein des nues était déchiré par les sillons éblouissants de la foudre, et les carreaux brûlants écrasaient ces rebelles enfants de la terre, qui expiraient au milieu des feux lancés par le bras tout-puissant du fils de Cronos.

La cuirasse garnie de lames fortes et impénétrables, était d'une grandeur proportionnée à la taille extraordinaire du héros. Ses cnémides, légères pour lui seul, étaient d'un bronze pesant et massif ; son épée, dont l'étui était d'argent, et la poignée d'ivoire, tenait à un baudrier tout brillant d'or. Enfin sa lance accoutumée à verser le sang, et rougie tout récemment de celui d'Hector, occupait sur le rivage un grand espace, et ressemblait par sa longueur au tronc abattu du sapin le plus élevé.

L'armure entière du vaillant Eacide étant donc exposée à la vue de tous les Achéens attentifs, Thétis leur parla ainsi : « Avant de terminer les jeux funèbres destinés à adoucir mes justes regrets, je veux que le plus brave des Achéens qui a délivré le corps de mon fils, reçoive de ma main ces armes victorieuses, dont la possession flatterait les Dieux mêmes ».

Alors deux guerriers illustres, Ajax et le fils de Laërte, prétendirent à la gloire de l'action que devait couronner la déesse. Le premier, distingué parmi les Danaens, comme l'étoile d’Aphrodite entre tous les astres de la nuit, se plaça prés du lieu où étaient les armes d'Achille, et demanda pour arbitres Agamemnon, Nestor et Idoménée, présumant que leur suffrage rendrait à sa bravoure un témoignage éclatant. Ulysse, non moins assuré des lumières et de l'équité de ces princes, n'hésita pas à les reconnaître pour juges.

(02) Agamemnon et Idoménée étaient prêts à se prononcer ; mais le sage Nestor les tirant à l'écart : « Amis, leur dit-il, les Immortels peu propices à nos armes, excitent un démêlé fatal entre Ulysse et le fils de Télamon. Nous ayons mis nos espérances dans le génie adroit et profond du premier, dans le courage héroïque du second ; mais le triomphe de l'un enflammant la colère de l'autre, privera d'un double appui l'armée et ses chefs, et le vaincu nous refusera son bras, ou ses conseils. Si dans les occasions difficiles, ceux que l'âge n'a point encore mûris, reçoivent avec gratitude les avis d'un vieillard instruit par l'expérience, montrez-vous aujourd'hui dociles à ma voix : écoutez celui qui a blanchi dans les travaux, et à qui de longs malheurs ont appris à penser avec sagesse. Donnons à des Troyens à régler le sort des deux concurrents. Des captifs aigris également contre tous les Achéens par le joug odieux de la servitude, n'auront intérêt d'en favoriser aucun, et leur jugement sera à l'abri de tout soupçon ».

« Nous te rendons hommage, ô Nestor, répondit Agamemnon ! Que tous nos guerriers se rendent à tes sages conseils. Les deux héros sont, en effet, puissants et redoutables ; mais si nous leur donnons pour arbitres des sujets de Priam, le rival dont la fortune aura contrarié les vœux, ne pourra décharger sa colère que sur un ennemi ».

Ainsi les princes, d'un commun accord, remirent à des prisonniers choisis parmi les Troyens, la décision de cette querelle fameuse.

Guerre de Troie
Ajax et Ulysse.

Ajax et Ulysse.

Ajax et Nestor.

Ajax et Nestor.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand, rempart des Achéens.

Ajax le Grand, rempart des Achéens.

Ajax combat Acamas, champion des Thraces.

Ajax combat Acamas, champion des Thraces.

Ajax combat Glaucos, chef des Lyciens.

Ajax combat Glaucos, chef des Lyciens.

Ajax et Glaucos.

Ajax et Glaucos.

Ajax et Hector.

Ajax et Hector.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand et Ajax le Jeune.

Ajax le Grand et Ajax le Jeune.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Ajax le Grand sur son char.

Ajax le Grand sur son char.

Ajax tue Glaucos.

Ajax tue Glaucos.

Ajax tue Glaucos.

Ajax tue Glaucos.

Ajax et Glaucos.

Ajax et Glaucos.

Ajax dans ses œuvres.

Ajax dans ses œuvres.

Ajax le Grand et le géant thrace Acamas.

Ajax le Grand et le géant thrace Acamas.

Ulysse.

Ulysse.

Ajax et Ulysse, le jugement des armes.

Ajax et Ulysse, le jugement des armes.

Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille.

Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille.

Dès que les juges se furent assis au milieu de l'assemblée, Ajax s'avançant, dit d'un air courroucé : « Quoi ! tu oses, Ulysse, me contester l'avantage de la force et de la valeur. Tu te vantes d'avoir arraché la dépouille d'Achille à la fureur des Troyens, toi qu'on a vu fuir devant eux, jusqu'au moment où je les pressai de ma lance, rougie de leur sang ; toi qui ne reçus de la nature qu'une âme faible et aussi éloignée de mon courage, que l'animal le plus ignoble est au-dessous du lion fier et magnanime ; toi en qui l'audace et la scélératesse tiennent lieu de bravoure, qu'il te souvienne du jour où tu refusas lâchement de suivre à l'expédition de Troie l'armée des Achéens. Que de maux se seraient épargné les fils d'Atrée, s'ils ne t'avaient forcé de marcher à leur suite !

Ce fut par ton barbare conseil que nous abandonnâmes sans secours dans l'île de Lemnos Philoctète en proie aux plus affreuses douleurs. Tes calomnies atroces firent condamner injustement Palamède (03), dont le seul crime fut d'être plus distingué que toi, par la vigueur du corps et par les talents de l'esprit.

Maintenant tu veux me frustrer de mes droits les plus légitimes ; tu oublies, ingrat, que c'est moi qui te sauvai de la mêlée, lorsque environné d'ennemis et abandonné de tes compagnons, tu tentais inutilement d'échapper au péril.

Que Zeus n'arrêta-t-il mon bras prêt à te secourir ! que les soldats de Priam ne te mirent-ils en pièces, et que leurs chiens ne dévorèrent-ils tes entrailles ! tu n'emploierais pas, en ce moment, contre moi tes criminels artifices.

Eh! si tu étais le plus brave des Achéens, aurais-tu retenu tes vaisseaux en pleine mer et au milieu de toute la flotte, tandis que j'ai traîné les miens sur le rivage ? Que faisais-tu encore, lorsque j'écartai de nos navires le feu et les flammes ; lorsque je mis en fuite Hector, dont la seule présence te glaçait de frayeur ? Plût aux Dieux qu'on nous eût jugés dans cette action même où tu me vis revenir en triomphe, chargé du corps et des armes d'Achille, que j'emportais dans nos tentes à travers mille dangers.

L'art de la parole peut t'inspirer de la présomption ; mais te donnera-t-il la force de manier la lance et de porter l'armure du belliqueux Eacide ? Il ne sied qu'à moi de m'en revêtir. Seul je peux me servir avec honneur de ce riche présent d'un immortel. Tu te flattes de l'emporter sur moi par ton éloquence, mais Thétis veut couronner un héros et non pas un orateur. Il n'est plus question de haranguer. Avoue que j'ai sur toi l'avantage d'être sorti du noble sang d'Eaque, et d'avoir hérité de sa vertu ».

Ulysse offensé de ce discours, essaya de se justifier en ces termes :

« Ne crois pas, ô téméraire Ajax, m'en imposer par tes invectives. En vain tu me reproches d'être à la fois timide et inhumain ; je serai toujours au-dessus de toi par ma prudence, par le talent de la parole, par les qualités les plus précieuses aux yeux de tous les sages. Ce n'est point la force, c'est l'adresse qui coupe et détache les pierres du sommet des rochers escarpés, qui dirige un frêle vaisseau au milieu des écueils et des tempêtes, qui dompte et captive les lions, les tigres, les léopards, les sangliers, les hôtes les plus sauvages de nos bois. L'art fait plier sous le joug, les taureaux fiers et indociles ; tout cède au seul génie ; l'homme bouillant et impétueux devient un fléau public : l'homme prudent, éclairé, est l'âme des conseils et le salut des citoyens. »

Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille.

Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille.

Tecmesse tente de réconforter Ajax, déçu par le résultat du jugement des armes.

Tecmesse tente de réconforter Ajax, déçu par le résultat du jugement des armes.

Ajax médite sur son sort.

Ajax médite sur son sort.

« Si le descendant d'Oïlée voulut partager avec moi le soin de veiller à la sûreté des vaisseaux, c'est qu'il connaissait mon habileté, et l'événement garantit la justesse de son choix. Ce fut moi encore qui décidai Achille à soutenir la cause des fils d'Atrée, et, s'il nous fallait fléchir un autre guerrier, ce ne serait, ni par ton pouvoir, ni par le crédit des autres Achéens.

Moi seul, et sans autres armes que celles de la persuasion, je triompherais de sa résistance : Tel est l'empire qu'a sur les cœurs une éloquence appuyée par le mérite : la force et la bravoure sont inutiles, si elles ne sont guidées par des lumières sûres. Aussi les Immortels qui me réservent pour la gloire des Argiens, m'ont-ils donné avec une intelligence rare, un corps robuste et vigoureux. Loin de prendre la fuite, je soutins, moi seul, tout le choc des Troyens, et j'en étendis un grand nombre sur la poussière. Comment m'aurais-tu prêté ton bras ? Occupé toi-même à te défendre, tu ne cherchais qu'à te dérober aux traits de ceux qui te poursuivaient. Ce n'est point par timidité que j'ai placé mes vaisseaux au centre de la flotte ; je l'ai fait de concert avec les Atrides, pour ménager à toute l'armée une dernière ressource contre la fortune capricieuse des combats.

S'il t'est glorieux d'avoir conduit tes navires jusques sur le rivage, ne l'est-il pas autant pour moi, de m'être glissé dans Troie même, le visage défiguré par des cicatrices profondes, et d'y avoir découvert tous les complots que tramait contre nous la race perfide de Priam.

Ai-je craint la lance d'Hector, moi qui répondis sur-le-champ au défi qu'il adressait à tous, moi qui m’avançai des premiers pour l'attaquer? N'ai-je pas égorgé autour du corps d'Achille, plus d'ennemis que toi, et ne puis-je pas à plus juste titre m'attribuer l'honneur d'avoir sauvé ses armes ? Sans la blessure douloureuse que j'ai reçue dans cette action meurtrière, tu ne m'aurais pas impunément menacé de ton bras. Mon courage est supérieur à ton audace, et j'ai aussi peu dégénéré du sang auguste de Zeus, que le héros avec lequel tu te glorifies d'avoir une commune origine ».

Ajax l'interrompant à ces mots :

« O Ulysse, dit-il, ô le plus pervers et le plus artificieux des mortels, nomme un seul Grec qui t'ait vu combattre auprès du corps du fils de Pélée ; tous les Troyens s'y étaient réunis. J'ai terrassé les uns, j'ai blessé les autres, la plupart se sont dispersés. De même que s'envolent à la vue d'un aigle les oies timides, et les grues qui paissent dans nos campagnes. Si tu osas te montrer, c'était sans doute loin du lieu où je signalais ma valeur, et où le danger était le plus pressant ».

« Tu te trompes, ô Ajax, reprit Ulysse avec fierté : et quand tu m'égalerais en vigueur et en courage, tu me serais inférieur encore par les qualités de l'esprit ; mais tu n'as pas même la gloire de pouvoir comparer tes forces aux miennes. J'en prends à témoins nos ennemis, qui tous évitent ma rencontre, et qui ne redoutent personne autant que moi. Tu sais toi-même, ainsi que les autres Achéens, avec quelle supériorité je parus dans la lutte ; et ces jeux solennels que le fils de Pélée célébra pour consacrer la mémoire de son fidèle Patrocle, doivent te rappeler la honte de ta défaite ».

Après ces longs débats, les juges Troyens prononcèrent en faveur d'Ulysse, et lui décernèrent tout d'une voix les armes d'Achille, qu'il reçut avec l'applaudissement des peuples. Ajax, outré de dépit, sortit. Lyssa [la Folie] (04), la malfaisante Lyssa s'empara de son âme. Aussitôt le sang bout dans ses veines. Les mouvements rapides du désespoir soulèvent son cœur, et agitent jusqu'à ses viscères. Le fiel de la colère se répand dans tout son corps, et pénètre dans les fibres les plus déliés du cerveau. Son esprit se confond, sa raison s'égare. Il fixe vers la terre un regard hébété. Ses compagnons désolés lui parlent inutilement. Ils le pressent et l'emmènent malgré lui dans sa tente, où il rentre pour la dernière fois.

Dés qu'il y fut arrivé, les Achéens prirent leur repas et se livrèrent au sommeil. Thétis se replongea dans ses antres humides. Les autres filles de Nérée l'accompagnaient, et les habitants muets des eaux bondissaient autour de ces déesses.

Toutes ensemble maudissaient Prométhée, dont les conseils portèrent jadis Zeus à donner à Pélée pour épouse la fille des mers, qui refusait cet hymen. Cymothoé, l'une des Néréides, disait avec indignation, que le téméraire fils de Japet avait été justement enchaîné sur le roc inaccessible, où un aigle insatiable rongeait son foie, toujours renaissant.

Le flambeau du Jour avait disparu, la Nuit enveloppait tout de ses ombres lugubres, tempérées par la lumière tremblante de la Lune et des Etoiles. Les Achéens, vaincus par le sommeil, et par les fumées d'un vin délicieux que les matelots avaient apporté de Crète au roi Idoménée, dormaient paisiblement sur leurs navires. Ajax seul, refusant et la nourriture et les douceurs du repos, se couvrit de ses armes ; et, prenant en main le glaive qui avait autrefois appartenu à Hector, il balança quelque temps s'il réduirait en cendres la flotte entière, ou s'il forcerait la tente de son rival pour le percer, et le mettre en pièces.

Mais avant qu'il pût se résoudre, Athéna se souvenant des offrandes d'Ulysse, écarta en sa faveur le fléau qui menaçait les Achéens, et livra subitement aux accès d'une fureur aveugle le redoutable fils de Télamon. Il part comme ces tourbillons impétueux qui présagent aux nochers les approches de la tempête, quand les Pléiades, fuyant devant Orion, se précipitent dans le noir Océan, ébranlent les airs par leur chute et soulèvent les flots. Ne sachant où diriger ses pas, il erre çà et là semblable à ces bêtes fauves en fureur, lorsqu'elles cherchent dans les forêts les chasseurs qui leur ont enlevé leurs petits, prêtes à déchirer ceux qui oseraient devant elles retenir, ou emmener ces tendres nourrissons. Son cœur, bouillant de colère, se gonfle, ainsi que d'un vase entouré de flammes s'élève l'eau qu'on prépare pour dépouiller de ses soies le porc destiné au service des tables. Les orages qui agitent la mer, ne sont pas plus violents ; le feu qui, poussé par les vents consume des bois épais, n'est pas plus actif que ne le paraît alors Ajax. Une écume abondante sort de sa bouche défigurée.

On entend se froisser ses dents pressées les unes contre les autres ; le tremblement de ses membres fait retentir au loin son armure. Tous ceux qui l'aperçoivent dans cet état, en sont saisis d'horreurs.

C'était l'heure où la brillante Aurore retirait son char des antres de Téthys. Enveloppé d'une vapeur légère, Morphée remontait dans les cieux. Héra (05) sortant du palais d'Amphitrite, où elle était allée dès la naissance du jour, vit ce dieu et l'embrassa avec tendresse. Il était devenu, l'époux de sa fille, depuis que, sur le sommet du Mont Ida, il avait fermé les paupières au fils de Cronos, pour l'empêcher de nuire aux Argiens. La déesse le quitta pour remonter dans les demeures célestes, et le dieu du sommeil revola dans les bras de Pasithéa. Déjà le jour naissant rappelait les mortels à leurs travaux ; mais Ajax, possédé d'une fureur nouvelle, se jeta comme un lion affamé sur des troupeaux entiers. Les brebis immolées tombaient sous ses coups en aussi grand nombre qu'on voit à la fin de l'été les feuilles arrachées des arbres par le souffle impétueux de Borée. L'insensé s'imaginait faire ainsi couler le sang des Danaens.

Alors Ménélas, s’approchant du roi son frère, lui dit, sans être entendu des autres Achéens :

« Je crains qu'Ajax, dans la fureur qui le transporte, ne vienne brûler nos vaisseaux, ou nous massacrer nous-mêmes dans nos tentes. Fallait-il que Thétis élevât une contestation aussi funeste, ou que le fils de Laërte fût assez téméraire pour prétendre l'emporter sur un guerrier plus puissant que lui. Ah ! le ciel courroucé nous menace de ses vengeances. Depuis la mort d'Achille, la valeur d'Ajax était notre unique ressource. Les Dieux en nous l'ôtant nous condamnent aux derniers malheurs. »

« Pourquoi, répondit Agamemnon, pourquoi redoubler nos inquiétudes. Reposons-nous sur la sagesse du roi des Céphaléniens. Il est protégé des Immortels. Toujours son secours nous fut utile. Il peut encore nous suffire contre tous nos ennemis. »

Pendant que les Achéens éperdus se rassemblent, les bergers, épouvantés à la vue d'Ajax, abandonnent leurs troupeaux sur les bords du Xanthe, se dispersent, et se cachent dans les buissons ou les bruyères. Tels, au cri perçant de l'aigle ravisseur, au battement de ses longues ailes, les lièvres timides et tremblants s'enfoncent sous d'épais feuillages, dans des bois touffus. Tout à coup Ajax s'arrêtant auprès d'un bélier qu'il venait d'égorger : « Misérable, dit-il avec un sourire féroce, à quoi t'ont servi ces armes que tu as osé me disputer ; ton corps n'en sera pas moins la pâture des chiens et des vautours. Ni ceux qui te donnèrent la vie, ni ton épouse, ni tes enfants ne répandront de larmes sur ta tombe. Loin de ta patrie et bien avant l’âge de la décrépitude, tu seras dévoré par les bêtes et par les oiseaux du ciel. »

Ajax croyait adresser ces paroles à Ulysse, qu'il se représentait nageant dans son sang. Mais en ce moment Athéna lui dessille les yeux, et la sombre frénésie qui l'agitait, s'enfuit sur les noirs rivages du Styx, où habitent les Erinyes prêtes à tourmenter les mortels orgueilleux, et à les porter aux plus terribles excès.

Le fils de Télamon n'apercevant alors sur le sable que des agneaux encore palpitants, reconnaît le courroux du ciel allumé contre lui. Saisi d'étonnement et de frayeur, ses forces l'abandonnent. Incapable et d'avancer et de retourner en arrière, il reste immobile, comme ces rochers qui couronnent la cime d'une haute montagne.

Puis rendu à lui-même : « Malheureux que je suis, s'écrie-t-il en soupirant, qu'ai-je donc fait aux Dieux qui doive m'attirer leur vengeance. Pourquoi ont-ils troublé mes sens ? Pourquoi m'ont-ils poussé à massacrer d'innocents animaux, qui n'avaient point mérité ma colère ? Lyssa, déesse cruelle, que n'as-tu rougi mes mains du sang d'Ulysse ! Ulysse, que les furies acharnées épuisent contre toi toute leur rage ! Que les guerres homicides, que les fléaux destructeurs exterminent jusqu'aux derniers des Achéens ! Périsse leur chef, et que jamais il ne revoie la terre qui obéit à ses lois ! Périsse l'armée entière ! Mourrons nous-mêmes.

Quittons une vie où la vertu est sans honneur, et où prospèrent l'ambition et l'audace. On accueille, on exalte Ulysse. On oublie, on méprise et nos travaux et nos exploits ».

En achevant ces mots, il s'enfonce dans la gorge le glaive qu'il tenait en main. Son sang coule en bouillonnant. Il tombe lui-même. Son corps, étendu sur le sable, ressemble à celui de Typhon, frappé jadis de la foudre par le souverain des Dieux, et la plaine ébranlée retentit au loin du bruit de sa chute.

Ceux que la crainte d'Ajax furieux avaient jusqu'alors tenus éloignés, s'approchèrent dès qu'ils le virent expirant. Prosternés auprès de son corps, et se penchant sur son visage, ils jetaient des cris aigus, semblables aux bêlements des brebis, dont on a enlevé les tendres agneaux. Les forêts de l'Ida, les vallons, les vaisseaux, les rivages, tout retentissait de leurs accents lugubres. Teucros, au désespoir, était prêt de mêler son sang à celui de son frère, si ses amis ne lui eussent aussitôt arraché le fer dont il s'était armé. Rien ne put diminuer sa douleur.

Tel un fils puîné voyant au lit de la mort une mère dont il fit les délices, pousse des cris lamentables, se roule dans les foyers, et se couvre de cendres. Tel, abattu sous le poids de sa douleur, Teucros, éploré, se traîne dans la poudre auprès du corps de son frère. « O infortuné Ajax, s'écrie-t-il, pourquoi de tes mains as-tu tranché le fil de tes plus beaux jours ? Tu veux donc que les Troyens soient vainqueurs, et que les Achéens, privés de ton secours, soient tous égorgés par le fer ennemi ? Pour moi, renonçant à ma patrie, je veux que la même terre reçoive et ton corps et le mien.

Je ne désire plus retrouver Salamine, encore plein de vie, le père malheureux à qui nous dûmes la naissance. Sans toi, je ne peux ni espérer la gloire, ni goûter le plaisir ».

Tecmessa, l'épouse d'Ajax, exaltait la compassion la plus vive. Ce guerrier, qui l'avait tirée du nombre de ses esclaves pour se l'attacher par la foi d'un doux hymen, se reposait sur elle du soin des affaires et des travaux domestiques : Elle venait de lui donner un fruit récent de son union, Eurysacès, encore au berceau, et déjà ressemblant à son père. Consternée alors de la perte de celui dont elle avait été si tendrement aimée, elle se précipita sur son corps, et le visage couvert de poussière, elle dit d'un ton de voix déchirant : « Tu meurs, ô époux adoré, et ce n'est point une main ennemie, c'est la tienne qui, par un coup imprévu, rompt les nœuds les plus sacrés de notre amour. Plût aux Dieux qu'avant ton trépas, la terre m'eût cachée dans son sein !

Mon sort, hélas! était moins déplorable, lorsque tu m'enlevas avec les autres captives à une famille chérie et au lieu qui m'avait vu naître. Le joug même de la servitude, quoique indigne de moi, me semblait moins affreux, séparée de mes proches et de ma patrie. J'étais moins accablée que je ne le suis en ce moment, où je perds avec toi tout ce que j'avais droit d'attendre d'un époux généreux. Tu m'avais promis qu'après ton retour de Troie, j'aurais à Salamine et le titre et les honneurs d'une reine puissante. Mais le Ciel jaloux se refuse à tes vœux et à mon bonheur. Tu me laisses, tu laisses un fils qui ne reverra jamais son père, qui ne prendra jamais possession de son royaume, et qui peut-être un jour gémira honteusement sous la tyrannie des étrangers impitoyables. Les méchants exercent impunément leur cruauté sur un âge encore faible. Tous les maux viennent à la fois assiéger un orphelin sans défense. O Ajax, tu me fus longtemps un dieu tutélaire ; mais ta mort me livre de nouveau à toutes les rigueurs de l'esclavage ».

« Non, Tecmessa, dit alors Agamemnon attendri, ne crains rien pour ta liberté. Tant que Teucros vivra, et tant que je respirerai moi-même, comblée de nos largesses, tu seras toujours respectée comme l'épouse d'un roi, et ton fils sera parmi nous ce qu'il eût été sous un père dont nous regrettons l'appui. Il ne manquait, hélas ! au malheur de la Grèce que la perte de ce héros. Fallait-il qu'il s'ôtât une vie qu'une armée entière n'aurait pu lui arracher ». Lorsque le fils d'Atrée prononça ces dernières paroles, tous les peuples firent entendre leurs gémissements sur les bords de l'Hellespont, et la tristesse pénétra tous les cœurs. Ulysse même parut s'affliger.

« Amis, disait-il aux Argiens, à quelles extrémités la colère peut-elle pousser les hommes ? Qui eût pensé que le fils de Télamon se courrouçât ainsi contre moi, et que le prix de la victoire que les Troyens m'ont décerné, dût lui inspirer le dessein d'attenter à ses jours ? Ce n'est pas à moi, c'est à un génie cruel qu'il faut attribuer sa mort. Si j'avais soupçonné son désespoir, loin de prétendre contre lui aux armes d'Achille, ou de souffrir même qu'on les lui disputât, j'aurais voulu qu'on y joigne tout ce qui était capable de flatter ses désirs.

Mais devais-je prévoir ses fureurs ? Je ne lui contestais ni la possession d'une épouse, ni le butin d'une ville conquise, ni des trésors ou des richesses. Je ne lui enviais que le prix de la bravoure et de la vertu, prix auquel les plus sages se font gloire d'aspirer. Son crime est d'avoir trop écouté ses emportements. Un héros prudent sait commander à ses passions et soutenir avec fermeté les revers les plus accablants ».

Les Achéens renouvelaient leurs accents plaintifs. Mais Nestor paraissant au milieu d'eux : « Il est vrai, leur dit-il, des destins sinistres s'acharnent à multiplier nos maux. La perte d'Ajax a suivi de prés celle d'Achille, celle de mon fils Antiloque, et d'une foule de nos guerriers. Mais que notre courage n'en soit point abattu. Sachons mettre des bornes à notre douleur pour nous occuper de la couche funèbre, de la sépulture des ossements et de tout ce qu'on doit à la mémoire des héros. Nos pleurs ne rappelleront point à la vie des victimes de la mort. Elles sont sourdes et insensibles à nos cris ».

A ces mots du fils de Nélée, plusieurs des principaux chefs, réunissant leurs forces, emportèrent le corps sur leurs navires, où après avoir lavé le sang et la poussière qui le couvraient, ils le revêtirent de ses habits. Aussitôt des soldats se hâtent de couper dans les forêts de l'Ida le bois qui doit environner le bûcher funèbre.

D'autres accumulent sur le bûcher un grand nombre de bœufs, de brebis et de chevaux égorgés. On y jette de l'or, des vêtements précieux, et les armes brillantes des héros distingués qu'Ajax avait vaincus. On prodigue l'ambre formé des pleurs que les filles du Soleil répandirent à la chute de Phaéton, sur les bords de l'Eridan. Ni l'ivoire le plus blanc, ni l'argent le plus poli ne sont épargnés. Les parfums exquis, toutes les richesses sont employées avec une fastueuse abondance.

Dès que le bûcher fut allumé, Téthys envoya du sein des mers un vent impétueux. Il souffle sa violence seconde jusqu'au lever de l'Aurore l'activité du feu qui dévore les dépouilles du héros. Tel Encelade fut jadis brûlé par les foudres vengeresses de Zeus, qui renversa sur lui les montagnes fumantes de la Sicile. Tel encore le fils d'Alcmène, tourmenté par la tunique empoisonnée du perfide Nessos, se précipita dans un bûcher embrasé qu'il avait dressé lui-même sur le mont Œta, où son corps fut réduit en cendres, tandis que son âme, s'envolant dans les régions éthérées, prit place parmi les Dieux. Tel au milieu des flammes était Ajax couvert de ses armes meurtrières, dont la mort seule avait pu lui ravir l'usage. Les plaintes dont les Achéens firent alors retentir les rives de l'Hellespont furent pour les Troyens un sujet de triomphe.

Aussitôt que le corps eut été consumé, on éteignit avec du vin les brasiers ardents, et les os recueillis avec soin, furent déposés dans un vase d'or, autour duquel on éleva un monceau prodigieux de terre, non loin du Promontoire et des rivages du Rhœté.

Tous, après avoir déploré la perte d'un guerrier qu'ils regardaient comme l'égal d'Achille, se retirèrent sur leurs vaisseaux.

La nuit tombait et ses noires ombres ramenaient le temps du silence et du repos. Mais les Achéens désolés prirent peu de nourriture et permirent à peine au doux sommeil de fermer leurs paupières appesanties. Privés de leur plus grand appui par la mort du fils de Télamon, ils craignaient que l'ennemi ne les surprît et ne les enveloppât à la faveur des ténèbres.

Fin du cinquième Chant.

 

 

À partir de là, Quintus de Smyrne ne respecte pas l’ordre généralement admis des événements, qui précèdent normalement la geste de Néoptolème :

  1. Retour et guérison de Philoctète
  2. Exploits de Philoctète
  3. Mort de Pâris
  4. Mariage de Déiphobe et d’Hélène

 

Ajax le Grand.

Ajax le Grand.

Folie d'Ajax.

Folie d'Ajax.

Guerre de Troie
Guerre de Troie
Guerre de Troie
La mort d'Ajax.

La mort d'Ajax.

La mort d'Ajax.

La mort d'Ajax.

Néoptolème.

Néoptolème.

Néoptolème.

Néoptolème.

Néoptolème, au nom du père.

Néoptolème, au nom du père.

Néoptolème.

Néoptolème.

Philoctète.

Philoctète.

Philoctète et Néoptolème.

Philoctète et Néoptolème.

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